Yougoslavie

"La mort m'a brûlé les yeux"

En 1994, sans y être préparé, cet étudiant de 21 ans part en mission à Sarajevo. Six mois d'horreur dont il revient détruit. Cinq ans après, il commence enfin à comprendre ce qu'il a vécu.

Durant ces cinq dernières années, le seul élément qui prouvait à Jean-Michel qu'il n'était pas tout à fait mort, c'était une médaille militaire. Cette médaille, quand un soldat meurt, on la coupe en deux pour en donner une moitié à la famille. Alors, la sentir là, bien entière et bien au chaud contre sa poitrine, c'était le signe qu'il vivait quand même un peu. Si peu.

Le jeune étudiant en droit humanitaire et international de 21 ans n'imagine pas ce qu'il va vivre quand il s'engage dans les Casques bleus pour un mandat de six mois, en octobre 1994. Issu d'une famille très modeste, il a un objectif clair : économiser les 11500 F de salaire d'un caporal-chef pour créer une petite entreprise. "J'étais prêt à risquer ma peau pour réussir. C'était très abstrait pour moi risquer ma peau..." C'est vite devenu concret : à Sarajevo, le jeune appelé court sous les balles tirées par des snipers anonymes. Ressent dans ses tripes sa terrible impuissance : "J'ai vu un enfant qui avait sauté sur une mine, il était éventré. Le temps que le VAB (véhicule avant blindé) sanitaire arrive, il était mort... Il avait 10 ans." Culpabilise lorsque neuf démineurs ne reviennent pas : "Parmi eux, il y en avait un de 19 ans, qui devait repartir en France le même jour que moi. Officiellement, leur char a glissé sur une plaque de verglas. J'ai vu les corps... Ca n'a pas pu être provoqué par du verglas." Et perd ses derniers repères quand les Bosniaques, qu'il était censé protéger, crachent sur son char.

Dans le bataillon de Jean-Michel, au fil des semaines, le comportement des soldats se dégrade : "Beaucoup se sont mis à boire... L'un est devenu toxico en s'injectant la morphine que nous avons dans nos trousses para-commando. Un autre pleurait tous les matins et refusait de se lever." Jean-Michel, lui, se met à rechercher la mort. "La nuit, quand je montais la garde, je ne m'abritais plus derrière les sacs de sable. Je restais debout en pleine lumière, une cible parfaite. Je voulais mourir, je ne me projetais plus dans l'avenir." D'autres ont sans doute vu qu'il dérapait. Mais rien n'a jamais été dit. "Nous étions extraordinairement solidaires, mais nous avions peur de nous raconter ça." Rien n'est dit non plus au retour. Jean-Michel reçoit simplement une feuille de l'armée indiquant que des troubles peuvent surgir dans les semaines suivantes et qu'il faudra alors consulter "un médecin, un prêtre ou une assistante sociale". Le jeune homme met la feuille dans sa poche sans y prêter attention : "Ils minimisaient tellement les conséquences ! Et puis je croyais aller bien ! Ils auraient dû nous faire un vrai débriefing, et nous reconvoquer quelques mois après."

De retour chez lui, Jean-Michel prend de longues vacances, vit "comme un oiseau sur la branche..." et s'écrase, au bout de six mois. Dans le film Warriors, un ex-Casque bleu gifle sa fiancée parce qu'il ne l'avait pas entendue arriver dans son dos, un autre insulte une petite fille capricieuse dans un supermarché, un troisième pointe un revolver sur sa tempe. Jean-Michel, lui, injurie ses amis, jette à terre un imprudent qui le bouscule dans une file d'attente, donne des coups de poing à des murs, roule à fond, totalement ivre, sur sa moto... Finis les projets d'entreprise, de couple, d'enfant : "Je suis devenu un simple spectateur de ma vie..." Le jeune homme consulte des médecins, des psychothérapeutes, se voit prescrire des antidépresseurs, des calmants, des somnifères, en vain. "Ils ont tous cru que j'avais des difficultés affectives, aucun n'a fait le rapport avec Sarajevo." L'ex-Casque bleu perd pied peu à peu, pendant près de cinq ans, face à l'indifférence de la vie civile, sans que rien ni personne ne sache le repêcher. Jusqu'à ce documentaire à la télévision, consacré au suivi psychologique des vétérans du Vietnam "J'ai enfin compris ce qui m'arrivait, j'ai appris qu'il existait des médecins spécialisés."

Un jour d'avril 2000, la psychiatre Marie-Claude Nebout reçoit pour la première fois dans son cabinet de Clermont-Ferrand ce jeune homme "tout habillé de noir, raconte-t-elle, presque clochardisé", hagard. Trois mois de "débriefing" pendant lesquels Jean-Michel parle pour la première fois, se libère : "J'ai pris de la distance, replacé ces événements dans mon histoire, dans une chronologie." Reste cette lancinante absence de désir. L'ancien étudiant ambitieux, passionné de sport et de peinture, constate avec amertume et angoisse qu'il n'a "plus envie de rien. J'ai 27 ans, je suis veilleur de nuit, je n'ai rien construit, je me sens désocialisé. Vous connaissez cette phrase : 'On ne peut pas regarder le soleil et la mort en face sans se brûler les yeux.' Eh bien, j'ai regardé la mort en face et je me suis brûlé les yeux." Ce qu'il ne dit pas, Jean-Michel - comme s'il n'y croyait pas encore -, c'est que sa médaille militaire, il l'a enfin enlevée.

(Emmanuelle Anizon, Télérama n°2649, octobre 2000)